alex alice

ou l'attraction des sommes

par R. Alvarez

Le "Troisième Testament" est avant tout un travail d'équipe. Alex Alice et Xavier Dorison écrivent ensemble le scénario des différents albums, discutent du découpage des planches, analysent ensemble le storyboard... Et en même temps, on sent que depuis le premier tome, ils ont mûri, que leurs personnalités se sont beaucoup affirmées, qu'ils sont prêts à prendre leur envol pour de nouvelles aventures, ensemble ou bien chacun de leur côté. Ils sont devenus auteurs à part entière.

Vous avez toujours affirmé avoir une nette préférence pour l'Héroïc Fantasy. Or, vous avez accepté de réaliser "le Troisième Testament", un récit qui, malgré sa dimension fantastique, impliquait de se plier à une réalité historique très précise.

Alex Alice: Il est vrai qu'en tant que dessinateur, je n'ai jamais été attiré par les récits historiques - bien qu'en tant que lecteur ils peuvent me plaire énormément. Toutefois, lorsque Xavier est arrivé avec le canevas de "Troisième Testament", une fiction inspirée par les mémoires d'Elisabeth d'Elsenor, je me suis dit que l'histoire était vraiment très bien et que ce serait dommage de ne pas lui donner sa chance. J'ai donc accepté tout de suite sa proposition de la mettre en images. Mais j'appréhendais la dimension historique du projet, la nécessité de me documenter. Finalement, j'ai découvert avec la pratique que la documentation présente d'importants avantages: Elle donne une bonne base sur laquelle travailler et permet en même temps des extrapolations. Ainsi, tout en restant fidèle au contexte historique, j'ai pu tirer la narration et le visuel de la série vers des univers qui me sont proches, du côté du fantastique. "Le Troisième Testament" est dans sa réalisation plus près de "Conan le Barbare" que de "Alix".

Vous avez co-écrit le scénario du "Troisième Testament" avec Xavier Dorison. L'attirance que vous éprouvez pour le fantastique, votre goût pour l'Héroïc Fantasy, ont-ils pu infléchir d'une manière ou d'une autre le ton général de la série?

A.A.: Lorsque j'ai commencé à travailler au développement du projet avec Xavier, nous avions une vision très claire de l'histoire que nous souhaitions raconter. Il était évident pour nous que ce serait un polar fantastique, mais d'un genre un peu particulier. Nous tenions à donner une version cohérente de l'histoire d'Elisabeth d'Elsenor, plausible du point de vue historique. Le fantastique devrait se dégager des événements, des situations - toujours explicables par la raison - comme un sentiment secrété par les images elles-même, par leur étrangeté. Pas de gros monstres donc, comme l'on trouve dans les récits d'héroïc fantasy; rien que du réel (tout au moins du possible) présenté au lecteur sous un angle inquiétant qui ouvre des portes à toutes sorte d'interprétations fantaisistes

A certains moments nous ne sommes pas loin de lHéroîc Fantasy. Notamment dans les scènes où font irruption ces hordes de cavaliers portant des masques en forme de tête d'oiseau de proie, lancés à la poursuites des protagonistes.

A.A.: C'est l'impression que vous en tirez en regardant l'image. Pourtant, à bien y réfléchir, ce ne sont que des hommes à cheval avec un masque sur la tête! Au Moyen-Age, tous les guerriers portaient des heaumes aux formes souvent bizarres. Il est vrai que les masques dont j'ai affublé ces guerrriers s'inspirent plus de ceux que portaient les médecins pendant les épidémies de peste - avec, à la hauteur de la bouche, des espèces de becs d'oiseau remplis d'épices - que d'une quelconque pièce d'armure médiévale. Mais elles restent parfaitement plausibles: ce sont des masques en cuir avec des lanières. Le fantastique ne réside pas dans la création des personnages ou dans l'invention de leurs vêtements, mais dans la manière dont nous les présentons, dans la mise en scène: ils arrivent la nuit, dans l'orage, nous les présentons en contre plongée, précédés par la présence d'un corbeau, l'oiseau de mauvais augure... Nous aurions pu approcher ces personnages différement, les banaliser pour les rendre historiquement crédibles. Mais nous avions un autre parti-pris.

L'impression de fantastique que nous éprouvons provient souvent de vos cadrages: vous utilisez des plongées, des contre-plongées, avec des grandes variations d'angle, peu fréquents dans les récits historiques plus traditionnels. Dans le tome 1, il y a une image des tours et de la façade de Notre-Dame prise du haut vraiment stupéfiante!

A.A.: J'ai cherché à travers cette image à exprimer la puissance de la foi et de la religion sur les habitants. La cathédrale en contre-plongée écrase la ville car elle est le symbole de la présence de Dieu sur Terre. J'ai procédé de la même manière dans la représentation des tours de la forteresse de Stornwall, en Ecosse, que le lecteur découvre dans le tome 2: elle est toute en verticalité; on a l'impression de ne pas pouvoir soulever suffisamment la tête pour voir le toit, perdu en haut des cases. Stornwall est l'antre où réside le mal: la forteresse doit donc être imposante, menaçante J'ai accentué son côté effrayant en lui mettant à la base des piques en bois destinés à repousser d'éventuels intrus. Il ne suffit pas de planter simplement le décor où l'action se déroule, il faut en tirer tout le parti possible pour connoter les scènes, pour contribuer à créer une atmosphère ou, comme dans le cas présent, pour donner une dimension fantastique à l'histoire.

Il y a souvent dans vos dessins une verticalité vertigineuse. L'exemple le plus flagrant esr celui de la maison que vous avez imaginé pour l'un de vos personnages, Ghérard Steiner, dans le ville de Tolède: une sorte de tour qui touche le ciel et qui plonge dans un précipice.

A.A..: Je dois avouer une obsession pour la verticalité. J'aime les endroits en hauteur et tout ce qui se passe dans les airs. Cette attirance joue sans doute un rôle important dans la création de certains décors; certains prétendent même qu'en procédant ainsi dans le "Troisième Testament", j'ai cherché à compenser d'une manière inconsciente le nombre d'escaliers descendants qui émaillent les récits de Xavier Dorison! Mais il peut y avoir également dans ma démarche une recherche consciente d'attribuer une atmosphère particulière aux lieux que je dessine. C'est le cas notamment pour la maison de Ghérard Steiner: elle est à l'image du caractère du personnage. Il s'agit d'un homme de l'ombre, d'un espion insaisissable qui évolue dans les tréfonds de la société et connaît tout sur la vie et les activités de tout le monde. Je lui ai donc inventé une habitation à laquelle on accède par un souterrain (par les bas-fonds), mais qui possède une tour de laquelle il domine la ville et voit tout ce qui s'y passe. Ici, le lieu reflète parfaitement la personnalité de celui qui l'habite.

Pour tous ces différent décors partez vous d'une documentation précise? Ou bien préférez vous laisser libre cours à votre imagination ?

A.A.: Trois possibilités peuvent se présenter. Un: les lieux existent encore. Dans ce cas, j'essaie de les reproduire de la manière la plus fidèle possible . Pour l'image de Notre-Dame à laquelle vous faisiez allusion un peu plus haut, j'ai suivi les plans de la façade établis par Viollet-le-Duc. Deux: les lieux existent encore mais ils ont été modifiés. C'est notamment le cas de certaines parties de Notre-Dame ou de la ville de Tolède, dans laquelle je me suis rendu pour constater, une fois sur place, qu'il restait très peu de vestiges de l'époque médievale. Il faut alors réinventer ce qui n'existe plus, à travers des description laissées par les gens qui ont vécu à cette époque, en suivant les maquettes conservées dans les musées, dans les bibliothèques... Trois: le lieu n'existe plus du tout comme c'est le cas par exemple de la forteresse de Stornwall, dont nous n'avons aucune trace. Pour lui donner une forme, je me suis inspiré des nombreuses ruines de châteaux médiévaux qui jonchent l'Ecosse, des fantasmes que nous pouvons avoir sur ce type d'endroit maléfique... Tout en respectant, bien évidemment, la réalité historique. Les intérieurs sont, du point de vue de leur architecture, aussi cohérents que possible. J'ai assemblé les éléments de différents châteaux de la région, charpentes, etc..., pour créer un lieu unique, inventé, mais crédible.

Le paysage, la représentation que vous en faites contribue en bonne partie, à mon avis, à conférer à la série une dimension de récit fantastique. Dans leur voyage vers l'Espagne, Conrad et Elisabeth parcourent des endroits féeriques: sommets enneigés, gorges profondes, menaçants précipices...On se croirait presque sur une autre planète.

A.A.:Vos remarques m'étonnent: en dessinant ces paysages, je n'avais pas l'impression de pencher vers l'imaginaire. Souvent je les ai réalisés à partir de photos ou de souvenirs d'endroits que j'avais visités. Evidemment, j'ai à chaque fois sélectionné des lieux qui évoquaient un sentiment particulier, en accord avec les événements qui s'y déroulent. Car, comme pour les intérieurs, le paysage doit refléter ce qui se passe dans la tête des personnages qui le traversent. Vers la fn du tome 3, nous assistons à une scène de charge émotionnelle très forte: j'ai fait en sorte qu'elle ait lieu dans une lande déserte, dans un total dénuement... En revanche, lorsqu'il y a des voyages ou des chevauchées, des moments d'exaltation pour les personnages et pour nous, les auteurs, le décor naturel doit être à la hauteur.

Ne trouvez-vous pas que vous avez doté votre protagoniste féminine, Elisabeth d'Elsenor, d'un physique trop moderne, peu en accord avec l'image que l'on se fait d'une jeune fille au XIVème siècle?

A.A.: Elisabeth n'a pas un physique très réaliste, je vous l'accorde. Si je respectais la vérité historique, si je souhaitais dessiner un personnage crédible pour les spécialistes du Moyen-Age, je devrais l'habiller et la coiffer autrement, lui enlever peut-être quelques dents...Or le but que je poursuis en attribuant un physique idéalisé à mes personnages, ce n'est pas de rendre la vérité historique, mais celle des sentiments. Lorsque dans une histoire l'héroïne éveille des sentiments plus ou moins amoureux chez d'autres personnages, pour que le lecteur puisse s'identifier, vivre intensément ce qui se passe, ressentir ce qu'éprouve le personnage en question, il doit lui-même être attiré par l'héroïne. Quand on fait un "Roméo et Juliette", il faut que Juliette soit irrésistible et Roméo beau, sinon le lecteur ou le spectateur aura du mal à comprendre les sentiments de ces deux héros. Bien évidemment ce n'est pas une norme absolue: on peut faire autrement. Mais j'ai pris ce parti de dessiner des hommes beaux et des femmes désirables afin qu'ils suscitent plus facilement l'adhésion du lecteur et de la lectrice lorsque nous développons une intrigue sentimentale.

D'où vous vient ce goût pour les cadrages extrêmes et le recours systématique au plan serré?

A.A.: Le gros plan présente l'avantage de permettre - autant que faire se peut - d'avoir un nombre de cases assez important par page sans donner une impression de trop grande surcharge. C'est la raison pour laquelle, une fois le décor bien posé, j'essaie de me concentrer sur l'expression des personnages. Quant au choix de cadrages un peu extrêmes, je n'invente rien en les utilisant. Je ne fais qu'appliquer à un type de narration classique franco-belge ce que d'autres ont déjà fait dans le domaine du comics ou dans le manga

quatrième tome: lire l'interview d'alex alice et xavier dorison sur Vécu n°36(Glénat)

lire l'interview de xavier dorison sur Vécun°24 (Glénat)
lire l'interview de Dorison sur la lettre de Dargaud

propos recueillis par Ricardo Alvarez
interview extraite du magazine 'Vécu' (n°24 ), des éditions Glénat